User:Ilya (usurped)/Grothendieck/RS
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En guise d'Avant-propos…
[edit]30 janvier 1986
Il ne manquait plus que l'avant-propos а йcrire,
pour confier <a href="index.html">Rйcoltes et Semailles</a> а
l'imprimeur. Et
je jure que j'йtais de la meilleure volontй du monde pour йcrire quelque chose
qui fasse l'affaire. Quelque chose de raisonnable,
cette fois. Trois
quatre pages pas plus, mais bien senties, pour prйsenter cet йnorme
pavй
de plus de mille pages. Quelque chose qui accroche
le lecteur blasй, qui lui fasse entrevoir que dans ces peu rassurantes
plus de mille pages
, il pourrait y avoir des choses qui
l'intйressent (voir mкme, qui le concernent, qui sait?). C'est pas tellement
mon style, l'accroche, зa non. Mais lа j'allais faire l'exception, pour une
fois! Il fallait bien que l'йditeur assez fou pour courir
l'aventure
(de publier ce monstre, visiblement impubliable) rentre dans
ses frais tant bien que mal.
Et puis non, c'est pas venu.
J'ai fait de mon mieux pourtant. Et pas qu'un aprиs-midi, comme je comptais le
faire, vite fait. Demain зa fera trois semaines pile que je suis dessus, que
les feuilles s'entassent. Ce qui est venu, c'est sыr, n'est pas ce qu'on
pourrait dйcemment appeler un avant-propos
. C'est encore loupй, dйcidйment!
On se refait plus а mon вge — et je suis pas fait pour, pour vendre ou faire
vendre. Mкme quand il s'agit de faire plaisir (а soi-mкme, et aux amis…).
Ce qui est venu, c'est une
sorte de longue promenade
commentйe, а travers mon њuvre de mathйmaticien.
Une promenade а l'intention surtout du profane
— de celui qui
n'a jamais rien compris aux maths
. Et а mon intention aussi, qui
n'avais jamais pris le loisir d'une telle promenade. De fil en aiguille, je me
suis vu amenй а dйgager et а dire des choses qui jusque lа йtaient toujours
restйes dans le non-dit. Comme par hasard, ce sont celles aussi que je sens les
plus essentielles, dans mon travail et dans non њuvre. C'est des choses qui
n'ont rien de technique. A toi de voir si j'ai rйussi dans ma naпve entreprise
de les faire passer
— une entreprise un peu folle sыrement, elle
aussi. Ma satisfaction et mon plaisir, ce serait d'avoir su te les faire
sentir. Des choses que beaucoup parmi mes savants collиgues ne savent plus
sentir. Peut-кtre sont-ils devenus trop savants et trop prestigieux. Ca fait
perdre contact, souvent, avec les choses simples et essentielles.
Au cours de cette
<a href="index.html#promenade">Promenade
а travers une oeuvre
</a>, je parle un peu de ma vie aussi. Et
un petit peu, ici et lа, de quoi il est question dans Rйcoltes et Semailles.
J'en reparle encore et de faзon plus dйtaillйe, dans la
<a href="index.html#lettre">Lettre
</a>
(datйe
de mai l'an dernier) qui suit la Promenade
. Cette Lettre йtait destinйe а
mes ex-йlиves et а mes amis d'antan
dans le monde mathйmatique.
Mais elle non plus n'a rien de technique. Elle peut кtre lue sans problиme par
tout lecteur qui serait intйressй а apprendre, par un rйcit sur le
vif
, les tenants et aboutissants qui m’ont finalement amenй а йcrire
Rйcoltes et Semailles. Plus encore que la Promenade, зa te donnera aussi un
avant-goыt d'une certaine ambiance, dans le grand monde
mathйmatique. Et
aussi (tout comme la Promenade), de mon style d'expression, un peu spйcial
paraоt-il. Et de l'esprit aussi qui s'exprime par ce style — un esprit qui lui
non plus n'est pas apprйciй par tout le monde.
Dans la Promenade et un peu
partout dans Rйcoltes et Semailles, je parle du travail
<stong>mathйmatique. C'est un travail
que je connais bien et de premiиre main. La plupart des choses que j'en dis
sont vraies, sыrement, pour tout travail crйateur, tout travail de dйcouverte.
C'est vrai tout au moins pour le travail dit intellectuel
, celui
qui se fait surtout par la tкte
, et en йcrivant. Un tel travail est
marquй par l'йclosion et par l'йpanouissement d'une comprйhension
des choses que nous sommes en train de sonder. Mais, pour prendre un exemple au
bout opposй, la passion d'amour est, elle aussi, pulsion de dйcouverte. Elle
nous ouvre а une connaissance dite charnelle
, qui elle aussi se
renouvelle, s'йpanouit, s'approfondit. Ces deux pulsions — celle qui anime le
mathйmaticien au travail, disons, et celle en l'amante ou en l'amant — sont
bien plus proches qu'on ne le soupзonne gйnйralement, ou qu'on n'est disposй а
se l'admettre. Je souhaite que les pages de Rйcoltes et Semailles puissent
contribuer а te le faire sentir, dans ton travail et dans ta vie de tous les
jours.
Au cours de la Promenade, il
sera surtout question du travail mathйmatique lui-mкme. J'y reste quasiment muet
par contre sur le contexte oщ ce travail se place, et sur les
motivations qui jouent en dehors du temps de travail proprement dit. Cela
risque de donner de ma personne, ou du mathйmaticien ou du
scientifique
en gйnйral, une image flatteuse certes, mais dйformйe.
Genre grande et noble passion
, sans correctif d'aucune sorte. Dans
la ligne, en somme, du grand Mythe de la Science
(avec S
majuscule
s'il vous plait!). Le mythe hйroпque, promйthйen
, dans lequel
йcrivains et savants sont tombйs (et continuent а tomber) а qui mieux mieux. Il
n'y a guиre que les historiens, peut-кtre, qui y rйsistent parfois, а ce mythe
si sйduisant. La vйritй, c'est que dans les motivations du
scientifique
, qui parfois le poussent а investir sans compter dans son
travail, l'ambition et la vanitй jouent un rфle aussi important et quasiment
universel, que dans toute autre profession. Зa prend des formes plus
ou moins grossiиres, plus ou
moins subtiles, suivant l'intйressй. Je ne prйtends nullement y faire
exception. La lecture de mon tйmoignage ne laissera, J'espиre, aucun doute а ce
sujet.
Il est vrai aussi que
l'ambition la plus dйvorante est impuissante а dйcouvrir le moindre йnoncй
mathйmatique, ou а le dйmontrer — tout comme elle est impuissante (par exemple)
а faire bander
(au sens propre du terme). Qu'on soit femme ou
homme, ce qui fait bander
n'est nullement l'ambition, le dйsir de
briller, d'exhiber une puissance, sexuelle en l'occurrence — bien au contraire!
Mais c'est la perception aiguл de quelque chose de fort, de trиs rйel et de
trиs dйlicat а la fois. On peut l'appeler la beautй
, et c'est lа un
des mille visages de cette chose-lа. D'кtre ambitieux n'empкche pas forcйment
de sentir parfois la beautй d'un кtre, ou d'une chose, d'accord. Mais ce qui
est sыr, c'est que ce n'est pas l'ambition qui nous la fait sentir…
L'homme qui, le premier, a
dйcouvert et maоtrisй le feu, йtait quelqu'un exactement comme toi et moi. Pas
du tout ce qu'on se figure sous le nom de hйros
, de demi-dieu
et J'en passe. Sыrement, comme toi et comme moi, il a connu la morsure de
l'angoisse, et la pommade vaniteuse йprouvйe, qui fait oublier la morsure. Mais
au moment oщ il a connu
le feu, il n'y avait ni peur, ni vanitй.
Telle est la vйritй dans le mythe hйroпque. Le mythe devient insipide, il
devient pommade, quand il nous sert а nous cacher un autre aspect des
choses, tout aussi rйel et tout aussi essentiel.
Mon propos dans Rйcoltes et
Semailles a йtй de parler de l'un et de l'autre aspect — de la pulsion de
connaissance, et de la peur et de ses antidotes vaniteux. Je crois
comprendre
, ou du moins connaоtre la pulsion et sa nature.
(Peut-кtre un jour dйcouvrirai-je, йmerveillй, а quel point je me faisais
illusion…) Mais pour ce qui est de la peur et de la vanitй, et les insidieux
blocages de la crйativitй qui en dйrivent, je sais bien que je n'ai pas йtй au
fond de cette grande йnigme. Et j'ignore si je verrai jamais le fond de ce
mystиre, pendant les annйes qui ne restent а vivre…
En cours d'йcriture de
Rйcoltes et Semailles deux images ont йmergй, pour reprйsenter l'un et l'autre
de ces deux aspects de l'aventure humaine. Ce sont l’enfant
(alias l’ouvrier), et le Patron. Dans la
Promenade qu'on va faire tantфt, c'est de l'enfant
qu'il sera
question presque exclusivement. C'est lui aussi qui figure dans le sous-titre
L‘enfant et la Mиre
.
Ce nom va s'йclairer, j'espиre, au cours de la promenade.
Dans tout le reste de la
rйflexion, c'est le Patron par contre qui prend surtout le devant de la scиne.
Il n'est pas patron pour rien! Il serait d'ailleurs plus exact de dire qu'il
s'agit non pas d‘un Patron, mais des
Patrons d'entreprises concurrentes.
Mais il est vrai aussi que tous les Patrons se ressemblent sur l'essentiel. Et
quand on commence а parier des Patrons, зa signifie aussi qu'il va y avoir des
vilains
. Dans la partie I de la rйflexion
(<a href="index.html#fatuite">Fatuitй et Renouvellement
</a>,
qui fait suite а la prйsente partie introductive, ou le
<a href="index.html#prelude"> Prйlude en Quatre Mouvements
</a>),
c'est surtout moi le vilain
. Dans les
trois parties suivantes, c'est surtout les autres
. Chacun son tour!
C'est dire qu'il y aura, en
plus de profondes rйflexions philosophiques et de confessions
(nullement contrites), des portraits au vitriol (pour reprendre
l'expression d'un de mes collиgues et amis, qui s'est trouvй un peu malmenй…).
Sans compter des opйrations
de grande envergure et pas piquйes
de vers. Robert Jaulin
Robert Jaulin est un ami de vieille date. J'ai crы comprendre que vis‑а‑vis
de l'establishment du milieu ethnologique, il se trouve dans une situation (de
loup blanc
) un peu analogue а la mienne vis‑а‑vis du
beau monde
mathйmatique.
m'a
assurй (en blaguant а demi) que dans Rйcoltes et Semailles je faisais
l'ethnologie du milieu mathйmatique
(ou peut-кtre la
sociologie, je ne saurais plus trop dire). On est flattй bien sыr, quand on
apprend que (sans mкme le savoir) on fait des choses savantes! C'est un fait
qu'au cours de la partie enquкte
de la rйflexion (et а mon corps
dйfendant…), j'ai vu dйfiler, dans les pages que j'йtais en train d'йcrire,
une bonne partie de l'establishment mathйmatique, sans compter nombre de
collиgues et d'amis au statut plus modeste. Et ces derniers mois, depuis que
j'ai fait les envois du tirage provisoire de Rйcoltes et Semailles, au mois
d'octobre dernier, зa a remis зa
encore. Dйcidйment, mon tйmoignage
est venu comme un pavй dans la mare. Il y a eu des йchos un peu sur tous les
tons vraiment (sauf celui de l'ennui…). Presque а chaque coup, c'йtait pas
du tout ce а quoi je me serais attendu. Et il y a eu aussi beaucoup de silence,
qui en dit long. Visiblement, J'en avais (et il me reste) а en apprendre
encore, et de toutes les couleurs, sur ce qui se passe dans la caboche des uns
et des autres, parmi mes ex‑йlиves et autres collиgues plus ou moins bien
situйs — pardon, sur la sociologie du milieu mathйmatique
je
voulais dire! A tous ceux venus d'ores et dйjа apporter leur contribution а la
grande oeuvre sociologique de mes vieux jours, je tiens а exprimer ici — mкme
mes sentiments reconnaissants.
Bien sыr, J'ai йtй particuliиrement sensible aux йchos dans les tonalitйs chaleureuses. Il y a eu aussi quelques rares collиgues qui m'ont fait part d'une йmotion, ou d'un sentiment (restй inexprimй jusqu'alors) de crise, ou de dйgradation а l'intйrieur de ce milieu mathйmatique dont ils se sentent faire partie.
En dehors de ce milieu, parmi les tout premiers а faire un accueil chaleureux, voire йmu, а mon tйmoignage, je voudrais nommer ici Sylvie et Catherine Chevalley,
Sylvie et Catherine Chevalley sont la veuve et la fille de Claude Chevalley, le
collиgue et ami а qui est dйdiй la partie centrale de Rйcoltes et Semailles
(<a href="index.html#clef">La Clef du Yin et du Yang
</a>).
En plusieurs endroits de la
rйflexion, je parle de lui, et du rфle qui fыt le sien dans mon itinйaire.
Robert Jaulin, Stйphane Deligeorge, Christian Bourgois. Si Rйcoltes et
Semailles va connaоtre une diffusion plus йtendue que celle du tirage
provisoire initial (а l'intention d'un cercle des plus restreints), c'est
surtout grвce а eux. Grвce, surtout а leur conviction communicative: que ce
que je me suis efforcй de saisir et de dire, devait кtre dit. Et que cela
pouvait кtre entendu dans un cercle plus large que celui de mes collиgues (souvent
maussades, voire hargneux, et nullement disposйs а se remettre en cause…).
C'est ainsi que Christian Bourgois n'a pas hйsitй а courir le risque de publier
l'impubliable, et Stйphane Deligeorge, de me faire l'honneur d'accueillir mon
indigeste tйmoignage dans la collection Epistйmй
, aux cфtйs (pour
le moment) de Newton, de Cuvier et d'Arago. (Je ne pouvais rкver meilleure
compagnie!) A chacune et а chacun, pour leurs marques rйpйtйes de sympathie et
de confiance, survenant а un moment particuliиrement sensible
, je
suis heureux de dire ici toute ma reconnaissance.
Et nous voilа sur le dйpart
d’une Promenade а travers une њuvre, comme entrйe en matiиre pour un voyage а
travers une vie. Un long voyage, oui, de mille pages et plus, et bien tassйe
chacune. J’ai mis une vie а le faire, ce voyage, sans l’avoir йpuisй, et plus
d’une annйe а la redйcouvrir, page aprиs page. Les mots parfois ont йtй
hйsitants а venir, pour exprimer tout le jus d’une expйrience se dйrobant
encore а une comprйhension hйsitante — comme du raisin mыr et dru entassй dans
le pressoir semble, par moments, vouloir se dйrober а la force qui l’йtreint…
Mais mкme en les moments oщ les mots semblent se bousculer et couler а flots,
ce n’est pas au bonheur-la-chance pourtant qu’ils se bousculent et qu’ils
coulent. Chacun d’eux a йtй trouvй trop lйger, ou trop lourd. Aussi cette
rйflexion-tйmoignage-voyage n’est pas faite pour кtre lue vite fait, en un jour
ou en un mois, par un lecteur qui aurait hвte d’en venir au mot de la fin. Il
n’y a pas de mot de la fin
, pas de conclusions
dans
Rйcoltes et Semailles, pas plus qu’il n’y en a dans ma vie, ou dans la tienne.
Il y a un vin, vieilli pendant une vie dans les fыts et mon кtre. Le dernier
verre que tu boiras ne sera pas meilleur que le premier ou que le centiиme. Ils
sont tous le mкme
, et ils sont tous diffйrents. Et si le premier verre est
gвtй, tout le tonneau l’est: autant alors boire de la bonne eau (s’il
s’en trouve), plutфt que du mauvais vin.
Mais un bon vin ne se boit pas а la va-vite, ni au pied levй.